13
L’espion
Après quelques jours de voyage à pied, Sartigan arriva aux portes de Bratel-la-Grande. Il remarqua que les armoiries des cavaliers de la lumière avaient changé. Au lieu du soleil déployant ses rayons, c’était un demi-soleil représentant le crépuscule.
Les gardes voulurent l’empêcher de rentrer dans la ville.
— Les mendiants ne sont pas les bienvenus ici ! fit l’un d’eux en le repoussant.
— Mais je ne suis pas un mendiant, précisa Sartigan. Je suis un voyageur…
— As-tu de l’argent sur toi ? Montre-le…
Sartigan sortit quelques pièces de sa poche.
— Un voyageur sans plus d’argent, nous appelons cela un mendiant ici ! lança le garde avec un rire gras. Va-t’en ! Et vite, avant que je te botte les fesses !
— Excusez-moi, mais je suis attendu pour un travail dans cette ville, répliqua le maître qui avait une idée derrière la tête.
— Ah oui, hein ? fit le chevalier en ricanant de plus belle. Eh bien, nous allons voir si tu mens ! Je t’accompagne jusqu’à ton rendez-vous ; si on confirme que tu es attendu, tu seras libre ; autrement, je te jure que tu vas croupir en prison. Où allons-nous ? Alors, vieux singe, où allons-nous ?
— Je dois me rendre à l’auberge La Tête de bouc, répondit Sartigan avec un sourire franc.
Lorsque le patron de l’auberge vit Sartigan ouvrir la porte de son établissement, son sang ne fit qu’un tour. Il reconnut tout de suite l’homme qui, d’un seul doigt, avait gravement blessé trois de ses sbires. Au bar, plusieurs clients se levèrent de leur siège, abandonnèrent leur bière, et se mirent à longer les murs.
— Sou-soupe ! dit Sartigan à l’aubergiste en guise de salutation.
— Cet homme prétend être attendu ici, est-ce la vérité ? demanda le garde qui l’accompagnait.
— Je ne… ne… ne… sais… sou… enfin… je… euh…, balbutia le patron, en sueur.
— Vous m’avez demandé de venir laver votre vaisselle, non ? murmura le maître.
— OUI, C’EST ÇA ! s’écria l’aubergiste qui avait rapidement compris où se trouvait son intérêt. C’est mon plongeur ! ENFIN, LE VOILÀ !
— Vous en êtes bien certain ? lança le chevalier qui flairait la simulation.
— MAIS OUI ! MAIS OUI ! assura l’homme. Allez, toi ! Va dans les cuisines ! Dépêche-toi… le… beaucoup de travail t’attend !
— Et vous l’avez embauché quand ? fit le chevalier.
— Ah ! il y a de cela très longtemps ! répondit l’aubergiste, de plus en plus mal à l’aise.
— Alors, pourquoi donc s’est-il présenté à moi comme étant un voyageur ?
— Parce que… parce que je lui fais faire des voyages ! Oui, c’est ça, des voyages ! affirma le patron. Comme les routes sont dangereuses, je l’envoie à ma place faire des emplettes dans d’autres villes. Depuis l’attaque des gorgones, je ne sors plus de chez moi ! Oh, non !
— Très bien, très bien, ça va ! dit le chevalier, satisfait. Allez, bonne journée !
— Dès que le chevalier eut quitté l’auberge, le patron rejoignit Sartigan dans les cuisines et tomba à genoux à ses pieds.
— Ne nous faites pas de mal, monsieur, le supplia-t-il. Je sais que jadis nous n’avons pas été corrects avec vous, mais la situation, vous savez…
— Debout, répondit Sartigan en l’aidant à se relever. J’ai apprécié votre aide, alors voici pour vous.
Le maître prit une petite bourse sous sa bure orangée, et la tendit à l’aubergiste. Il y avait là une petite fortune en pièces d’or qui laissa l’hôtelier pantois.
— Bon, maintenant, j’aimerais bien avoir une chambre, déclara le vieil homme. Je veux aussi des vêtements noirs et du charbon, est-ce possible ?
— Bien sûr, bien sûr ! Avec tout cet argent, je vous les tricoterais moi-même, vos vêtements, s’il le fallait !
***
La nuit était tombée depuis des heures, mais Sartigan ne dormait pas ; il se préparait à sortir. Entièrement vêtu de noir, il s’était obscurci les mains et le visage avec du charbon, et était pieds nus. Il avait pris avec lui une corde finement tressée, ainsi que des grappins aux formes étranges.
Le maître ouvrit la fenêtre de sa chambre, vérifia que sa longue barbe était bien dissimulée et monta sur le toit de l’auberge. À la suite des événements de Berrion où des assassins avaient tenté d’éliminer Junos, Sartigan s’était proposé pour aller espionner le seigneur de Bratel-la-Grande. L’interrogatoire des coupe-jarrets avait fait ressortir le nom de Barthélémy et cette situation devait être tirée au clair. Avec la bénédiction de Junos, le maître avait donc pris la route de la capitale des chevaliers de la lumière.
Sartigan descendit du toit en s’accrochant à une gouttière, puis il gagna la rue. Sur la pointe des pieds, il se rendit jusqu’au château de Barthélémy. En utilisant les cavités naturelles de la fortification, il escalada la muraille et atteignit le chemin de ronde avec aisance. Deux gardes marchaient nonchalamment en discutant.
Rapide comme l’éclair, Sartigan se lança dans la cour intérieure du château. Il bondit dans les airs et atterrit une dizaine de mètres plus bas dans une charrette de foin, puis se glissa vite sous le véhicule. Il y demeura quelques minutes pour s’assurer que personne ne l’avait remarqué.
En observant le donjon, le maître constata qu’on avait posé des barreaux à toutes les fenêtres. Puis, comme une araignée, il commença à escalader le mur pour atteindre le toit du bâtiment. Après une heure de difficile ascension, il toucha enfin les premières tuiles de la couverture.
Tout en reprenant son souffle, Sartigan vit avec soulagement une large cheminée.
« Voilà exactement l’accès dont j’avais besoin ! » pensa-t-il en y installant sa corde et son grappin.
Le maître glissa à l’intérieur du conduit et déboucha dans une grande salle de réunion. L’intérieur du donjon paraissait calme ; Sartigan en profita pour visiter les différents étages. Au sous-sol, derrière une lourde porte, il découvrit ce qui était vraisemblablement un laboratoire rempli de cartes anciennes, de livres et de parchemins.
— C’est toi ? lança une voix masculine au fond de la pièce.
Sartigan se glissa sous un secrétaire afin de ne pas se faire voir.
— As-tu trouvé du thé ? poursuivit la même voix.
Soudain, la porte du laboratoire s’ouvrit et un moine portant une théière entra dans la pièce.
— M’as-tu parlé ? demanda une voix plus jeune.
— Oui ! s’impatienta le gros moine obèse que Sartigan pouvait maintenant voir de sa cachette. Peux-tu répondre quand on te pose une question ?
— Une question ? Quelle question ?
— Ah, rien, laisse tomber ! Alors, ce thé ?
— J’en ai trouvé dans les cuisines du seigneur, personne ne m’a vu !
— Je suis tellement fatigué de chercher dans ces papiers, se plaignit le mastodonte. As-tu pensé aux biscuits ?
— Oups… non, désolé ! s’excusa le jeune assistant. Si tu veux, j’y retourne…
— Non, je n’en veux plus maintenant, grogna l’obèse, et notre supérieur qui me force à suivre ce régime…
— Et il fonctionne, le régime ?
— Pas pour mon tour de taille, mais sur mon caractère, j’ai vu tout un changement ! J’ai envie de mordre tout ce qui bouge autour moi… J’ai toujours faim !
— As-tu trouvé quelque chose d’intéressant ? demanda le jeune moine pour changer de sujet de conversation.
— NON ! RIEN ! RIEN ! ET RIEN ! Nous cherchons depuis des mois absolument pour rien. Cette chose n’existe pas ! C’est une légende !
— Pourtant, Barthélémy affirme qu’elle existe ! La déesse qui lui est apparue a confirmé que…
— C’est de la démence ! La toison d’or n’existe pas ; un point, c’est tout ! Le seigneur est devenu fou et il nous force à chercher nuit et jour dans ces papiers et ces livres ! J’en ai assez… et j’ai faim !
— Bon… allons dormir. Nous avons besoin de sommeil !
— Oui, tu as raison. Laisse le thé ici, nous le prendrons demain.
Les deux hommes éteignirent la lumière et quittèrent la pièce en refermant la porte derrière eux. Sartigan sortit de sa cachette et ralluma la lampe à huile. Il fouilla dans les papiers et subtilisa un vieux livre qui traitait des contes et des légendes des peuples anciens. Puis il quitta à son tour la pièce et marcha un peu partout dans le donjon en quête d’autres indices. Il s’arrêta bientôt près d’une porte entrouverte. De l’autre côté, trois gardes prenaient leur pause.
— Tu y crois, toi ? dit l’un des trois.
— Pourquoi pas ? répondit un autre.
Barthélémy a autant de chances que Junos de devenir le chef chevalier des quinze royaumes.
— Moi, je n’y crois pas ! fit le troisième. C’est le seigneur Junos qui sera élu grand chevalier, il a trop bonne réputation…
— C’est vrai, se ravisa le deuxième garde. Barthélémy est encore trop jeune. Les quinze royaumes ont besoin d’un seigneur plus expérimenté. Le seigneur Junos a toutes les chances…
— En tout cas, moi, je déteste nos nouvelles armoiries ! Pffff… ! Ce demi-soleil…
— Il paraît que c’est l’emblème d’une déesse…
— Eh bien ! ça nous fait une belle jambe. Depuis son retour, notre seigneur a bien changé. Il est agressif et impatient. Je ne le reconnais pas…
— Tu sais ce qu’il a dit à ses généraux ? Que très bientôt, lorsqu’il sera chef des quinze royaumes, il éliminera le mal sur tout le continent !
— S’agirait-il d’une croisade ?
— Il semble bien que oui ! Bon ! Terminée, la pause ! Il faut retourner sur la muraille…
En étant toujours aussi discret, Sartigan abandonna son poste et monta aux étages supérieurs du donjon. Il y surprit deux servantes en train de préparer le petit-déjeuner du seigneur.
— Il me fait peur, chuchota l’une d’elles. Tous les matins, au crépuscule, c’est la même chose ! Le seigneur nous demande de lui préparer deux assiettes, mais il n’est jamais accompagné ! Et je l’entends parler…
— Il parle à Zaria-Zarenitsa, lui confia l’autre. Je l’ai souvent entendu prononcer ce nom. Je pense que c’est une femme, car il est très doux et l’appelle « mon amour ».
— Je l’ai entendu dire qu’il ferait assassiner le
roi chevalier des quinze royaumes ! Il a aussi parlé
d’éliminer le seigneur Junos de Berrion. Tu te rends compte ?
Je crois qu’il déraille…
Crois-tu que nous devrions en parler à quelqu’un ?
— Il vaudrait mieux garder cela pour nous ! Les gens nous traiteraient de folles.
— Alors, tant qu’il sera notre seigneur, nous obéirons à ses ordres sans rien dire.
Sartigan quitta l’étage. Une fois revenu dans la grande salle de réunion, il pénétra dans la cheminée. En utilisant sa corde, il regagna le toit, puis se glissa furtivement à l’extérieur des murs de la forteresse. Il retourna à l’auberge, se lava, puis s’installa à même le sol pour dormir.
Pendant ce temps, Barthélémy s’était réveillé. Il alla prendre son petit-déjeuner avec Zaria-Zarenitsa.